Les chercheurs, créateurs d'entreprise et cadres qui quittent l'Hexagone rechignent désormais à y revenir. Au chapitre des atouts - supposés ou réels - de leurs nouveaux pays: de vraies opportunités professionnelles, une fiscalité plus favorable... ou une meilleure qualité de vie.
L'histoire de Luc Julia, 37 ans, diplômé de Sup Télécom, est de celles qui font craindre le pire pour l'avenir de la recherche française. Et nourrissent la colère de nos scientifiques. «Rentrer en France? Pas question!» Luc a beau vénérer son Sud-Ouest natal au point de baptiser «Toulouse» ses ordinateurs successifs, il n'a aucune envie de refaire le voyage à l'envers. Cela fait dix ans tout juste qu'il est parti afin de poursuivre sa thèse au prestigieux Stanford Research Institute (SRI), au cœur de la non moins mythique Silicon Valley. «J'en avais marre de la façon dont les chercheurs du CNRS passaient leur temps à se bouffer le nez sur des questions de budget et de pouvoir, au lieu d'essayer de travailler ensemble, raconte-t-il. Le pire, c'est qu'entre thésards l'ambiance n'était pas meilleure.»
Au bord du Pacifique, il a trouvé la terre promise des fondus de recherche appliquée et de nouvelles technologies. «J'ai vécu un conte de fées. Et découvert une volonté d'émulation incroyable. On se parle, même si on bosse dans des entreprises concurrentes!» En quelques années, le «rêve américain» de Luc a pris corps. «Le SRI m'a offert un poste de chercheur, puis m'a proposé, en 1997, d'avoir mon propre labo. A la clef, 200 000 dollars et tous les collaborateurs que je voulais si j'arrivais à les convaincre de me rejoindre.» [...] Non, vraiment, Luc Julia n'envisage pas de traverser l'Atlantique à rebours. «Pour quoi faire? Retourner au CNRS, où je gagnerais cinq fois moins qu'aujourd'hui, sans compter mes primes et mes participations dans les entreprises que nous créons? Merci bien!»
[...] Aux Etats-Unis, les conditions de travail sont meilleures et on donne plus vite aux jeunes la chance de créer leur équipe. Résultat, un nombre croissant de postdoctorants choisissent de ne pas rentrer, et ce dans tous les domaines. Pour le plus grand bonheur des Américains, ravis de mettre la main sur des scientifiques et des universitaires français, dont ils apprécient la qualité de la formation...»
[...] Le Prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes ne mâche pas ses mots lui non plus (1): «C'est la première fois depuis 1945 que se produit un phénomène de fuite des cerveaux de cette ampleur. Il s'accentuera si on ne crée pas de 2 000 à 3 000 postes de recherche par an pour répondre à l'incertitude de ces jeunes qui se font récupérer par les laboratoires américains.» Selon le Maastricht Economic Research Institute on Innovation and Technology, qui a planché pendant trois ans sur l'exode des crânes d'œuf européens, la France serait même en passe de devenir l'un des viviers préférés des Américains, après la Grande-Bretagne. En 1997, le bureau du CNRS à Washington dénombrait un millier de «postdocs» outre-Atlantique. Quatre ans plus tard, ils étaient deux fois plus nombreux.
Le choix de l'Amérique
Rien de tel que le climat américain pour stimuler la fibre entrepreneuriale, jurent les créateurs d'entreprise français. Question de législation: «J'ai monté ma première société moyennant 10 dollars et quelques clics sur Internet», rapporte Luc Julia, patron de l'incubateur BravoBrava!, près de San Francisco. Question d'état d'esprit aussi: «Les relations professionnelles et commerciales sont fondées sur la confiance, analyse Bruno Boucher, qui a fondé de toutes pièces, à Chicago, la filiale américaine de la société de mécanique Forecreu. On vous donne votre chance. A vous, ensuite, de démontrer que votre produit ou service est à la hauteur. Autre différence: l'échec n'est pas une croix. C'est un élément de la phase d'apprentissage.»
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Si encore il n'y avait que les scientifiques et les universitaires... «La fuite des compétences concerne aussi les artisans et les sportifs», pointe le sénateur (UC) Denis Badré, président de la mission d'information du Sénat sur l'expatriation des hommes, des capitaux et des entreprises, qui a publié en 2001 une copieuse étude consacrée à ce thème (2). Qui sont-ils, ces hommes et ces femmes qui ont choisi de vivre, de travailler, d'aimer ailleurs? «Deux groupes dominent, constate le rapport: les cadres et les professions intellectuelles, catégorie la plus nombreuse, qui a augmenté de près de 20% en quatre ans, et les employés, en très forte progression eux aussi (+ 24%).» Les diplômés des grandes écoles sont les premiers à prendre le large. Ainsi, 16% des élèves passés sur les bancs d'HEC ces vingt dernières années sont installés à l'étranger. De quoi nourrir la paranoïa nationale sur la désertion de notre précieuse matière grise...
Des attaches qui se distendent Les Français, étiquetés casaniers, font de plus en plus mentir leur réputation. Selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), près de 2 millions d'entre eux vivent à l'étranger (3). Environ 20% de plus qu'il y a dix ans. Ils n'hésitent plus à rompre les amarres, en devenant résidents permanents, voire en coupant «tout lien avec l'administration française, lorsque les pays d'accueil leur offrent des conditions de vie favorables», précise l'Insee. L'Europe et l'Amérique du Nord se taillent la part du lion, avec près des deux tiers des Français émigrés. Derrière la froideur des chiffres et des statistiques se cache une question dérangeante, lourde de nos angoisses face à l'avenir et à la mondialisation: pourquoi ces Français-là restent-ils dans leur nouveau pays? Pourquoi ne rentrent-ils plus? Pourquoi l'herbe est-elle plus verte ailleurs? Bien sûr, année après année, l'éloignement distend les attaches avec la France, des liens affectifs se nouent sur la terre d'accueil, la vie professionnelle suit son cours...
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Il y a plus grave. «Une certaine forme de rejet de la France transparaît au travers de la dénonciation d'une fiscalité dissuasive, de la lourdeur administrative et réglementaire, d'une mentalité conservatrice qui pénalise l'initiative et la réussite, des grèves à répétition..., juge sans complaisance le rapport du Sénat. [Ces] perceptions négatives sur la société française, qui n'avaient peut-être pas joué un rôle déterminant dans la décision de départ, deviennent des handicaps très lourds dès lors que se pose la question du retour.» Certains Français de l'étranger avouent aussi à mi-voix redouter l'insécurité, qui, ils en sont persuadés, grignote l'Hexagone. Ce n'est pas qu'ils ne chérissent plus la France, bien au contraire. Pour la plupart, ils lui vouent une passion viscérale et vantent la beauté de ses paysages, la finesse de sa gastronomie, la richesse de son patrimoine artistique et culturel. Louent ses écoles, dont ils sont les heureux rejetons, ses médecins, ses hôpitaux et son système de protection sociale. Surtout quand ils vivent dans les pays anglo-saxons. Autant de bonnes raisons pour ne pas quitter ce pays, peut-être. Mais pas pour y reprendre racine une fois parti.
Au petit jeu du pour et du contre, les avantages de leur nouvelle vie l'emportent sur les inconvénients. «La France est fantastique pour y passer ses vacances, pas y pour travailler.» Au fil des ans, le retour devient chimère. On en parle, beaucoup. On y rêve, parfois. On ne passe que rarement à l'acte. [...]
Pas si simple de rebâtir une carrière après des lustres à l'étranger. Stéphane Pousse, 41 ans, a retourné le problème dans tous les sens. Lui aussi est installé outre-Atlantique depuis presque deux décennies. Après avoir monté une société spécialisée dans la marbrerie et la taille de pierre pour résidences de luxe à New York, il a mis le cap sur Miami, où il s'est lancé dans la distribution d'équipements sanitaires haut de gamme made in France. «Je connais le marché américain, pas le marché français. Je pourrais intéresser une société hexagonale pour travailler... aux Etats-Unis. Par ailleurs, je suis habitué aux méthodes de travail américaines. Ici, il faut aller au charbon, s'occuper de ses clients, travailler dur. Je ferais peut-être peur à un employeur français.»
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«La France est fantastique pour y passer ses vacances, pas y pour travailler.»
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Certains tombent tout simplement amoureux de leur nouveau pays. De ses paysages, ses traditions, ses habitants, ses us et coutumes. «Au Québec, les gens ne vous jugent pas, s'enthousiasme Séverine Boitier, 34 ans, montréalaise depuis sept ans et fondatrice d'une agence de design. Vous vous habillez comme vous voulez, vous vivez comme vous le souhaitez. Des dizaines d'ethnies se côtoient dans la tolérance et le respect des cultures. La violence, même verbale, est très mal perçue. C'est sans doute la raison majeure pour laquelle je souhaite voir grandir ma fille de 6 ans ici.» Florence et Jean-Marc Bourgineau, débarqués à Montréal voilà six ans, sont emballés par leur ville d'adoption: ses maisons, pas encore hors de prix - la leur, de style victorien, à cinq minutes du centre, leur a coûté environ 300 000 euros pour 250 mètres carrés; l'absence de barreaux aux fenêtres des sous-sols et des rez-de-chaussée; la simplicité et la décontraction des Québécois; l' «énergie positive» que dégage la cité canadienne.
[...] Beaucoup de Français de l'étranger envisagent plus volontiers d'aller ailleurs que de rentrer. C'est le cas de Nicolas Buisson, 35 ans, directeur général de Michael Page pour la péninsule Ibérique. Epris de l'Espagne depuis ses années d'études, il n'a pas envie de quitter Madrid. A défaut? «Peut-être les Etats-Unis, le Canada ou l'Amérique latine.» Décidément, la France ne fait plus recette...
La destination préférée des Français est le Royaume-Uni (+ 33% d'immatriculations dans les consulats en quatre ans), suivi du Canada (+ 26%) et des Etats-Unis (+ 21%).
(1) Entretien publié dans le mensuel Capital de décembre 2003.
(2) Mondialisation : réagir ou subir ? La France face à l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises. Rapport 386.
(3) Insee Première, août 2003.
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Source : L'Express.fr / Anne Vidalie