Le réalisateur Michael Moore montre pour la première fois à Cannes Sicko, documentaire sur les inégalités du système de soins aux Etats-Unis. Qu'en est-il réellement ? Victor G. Rodwin, spécialiste des systèmes américain et français, analyse le modèle [americain].
Dans votre livre sur le système de soins français, vous essayez d'expliquer aux Américains qu'il y a du bon dans ce modèle. Ne craignez-vous pas d'aller à contre-courant ?
En dehors de la gastronomie et de la mode, la France n'est pas prise très au sérieux aux Etats-Unis. L'image qui vient tout de suite, en termes de politiques publiques, c'est la centralisation, les impôts élevés, une nation qui applique des politiques anachroniques à une époque où l'économie est mondialisée. Mais, en fait, il y a beaucoup à apprendre du système français.
Chez vous, quand on parle de réforme, c'est pour préserver la combinaison d'une assurance-maladie universelle et d'une médecine libérale. Tout le monde est couvert. [...] L'architecture du système est assez bonne. [...] Aux Etats-Unis, quand nous parlons de réformer le système de santé, c'est parce que le nombre de personnes n'ayant pas d'assurance-maladie ne cesse de croître, et la qualité des soins est très inégale.
Comment décrire le système américain ?
C'est un système extraordinairement pluraliste et décentralisé. L'Etat fédéral, en partenariat avec les Etats, couvre les gros risques : les personnes âgées, les handicapés lourds, les pauvres. Certains conservateurs diraient que nous avons en fait un système de couverture universelle dans la mesure où tout le monde est couvert à condition de devenir pauvre...
Il n'y a pas un système obligatoire qui couvre toute la population. On n'est pas automatiquement couvert : cela, c'est inconcevable pour un Français. Mais c'est la logique d'un système organisé autour d'une industrie d'assurances privées, financées sur la base de primes actuarielles.
Prenons un exemple. Un Américain a une bronchite : que fait-il ? Cela dépend de son âge, de ses revenus et de son éventuel employeur. S'il s'agit d'une personne âgée de plus de 65 ans, elle bénéficie du système Medicare. Ce système ressemble à l'assurance-maladie en France, sauf qu'il y a des forfaits avant d'être remboursé et que le ticket modérateur est plus élevé qu'en France. S'il s'agit d'un malade qui vit sous le seuil de pauvreté, il a droit au système Medicaid. [...] Il couvre à peu près tout, mais paie très mal les médecins. Pour eux, il n'y a guère d'avantages à prendre ces patients dans leurs cabinets libéraux sauf à multiplier les actes.
A New York, la consultation Medicaid est d'environ 20 dollars. Alors que, si le médecin soigne une personne âgée, il touche 100 dollars. C'est une inégalité frappante. Puisque ce malade sait qu'il aura beaucoup de mal à se faire soigner en cabinet libéral, il se rend aux urgences ou aux consultations externes d'un hôpital à but non lucratif privé ou d'un hôpital public. Et là, il attend plusieurs heures pour être soigné.
Qu'en est-il de la majorité des Américains ?
Ils disposent d'une assurance privée, qui leur est offerte par leur employeur. C'est le cas de 58 % des Américains. Les prestations varient d'une assurance à l'autre. [...]
De manière globale, il faut bien comprendre qu'il n'existe pas de prix uniforme pour la consultation. Cela dépend de l'endroit où l'on habite. A New York, c'est plus cher. Si vous allez voir un médecin spécialisé en médecine interne, vous payez 100 dollars minimum. Dans le cadre du système Medicare, les personnes de plus de 65 ans sont remboursées à hauteur de 70-80 %. Le prix de la consultation n'est pas fixé par une négociation annuelle entre les groupes de médecins et l'Etat comme en France. [...]
Et il y a les fameuses HMO...
Les Health Maintenance Organisations ("organisations d'entretien de la santé") sont des centres de santé où les malades vont directement consulter. Ils ne versent qu'un ticket modérateur. Mais ils sont contraints de ne voir que les médecins du HMO, sauf s'ils acceptent de payer plus. 70 % des HMO, appelées aujourd'hui "managed care organizations", sont privées à but lucratif. Les Etats-Unis sont le seul pays qui ait un secteur aussi important de fournisseurs de soins cotés en Bourse.
Les Américains acceptent donc un système n'offrant pas la liberté du choix...Chez vous, tout le monde est couvert par le même système d'assurance-maladie. Chez nous, parmi les gens couverts par leur employeur, la liberté de choix de l'assureur est considérable, mais presque 20 % de la population n'est pas couverte.
Qui sont ces non-assurés ?
La plupart sont des employés qui ont des petits salaires, des "working poor". Ils travaillent dans de petites entreprises qui ne peuvent pas payer les primes d'assurance-maladie pour eux. La durée moyenne pendant laquelle une personne reste sans assurance est de deux ans. Ensuite, soit elle trouve un emploi pourvu d'une assurance, soit elle devient si pauvre qu'elle peut être couverte par Medicaid. [...]
Mais s'il s'agit d'une question de vie ou de mort, même les hôpitaux privés sont contraints de "stabiliser" le patient. Ils ne sont pas obligés de pratiquer des actes autres que ceux qui peuvent maintenir la survie. Mais ils doivent stabiliser le malade avant de l'envoyer à l'hôpital public.Qui paie dans ce cas ?
L'hôpital public prend ces dépenses sur son budget, qui est financé par les collectivités locales. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'hôpital public dans tous les comtés des Etats-Unis, seulement dans les grandes villes.
[...]
Quelles sont les perspectives de réforme aux Etats-Unis ?
Il faudrait arriver à généraliser Medicare à toute la population. Mais le secteur d'assurance-maladie privée s'oppose à la mise en place d'un système national. Aux Etats-Unis, nous avons encore un problème d'accès aux soins. En France, il a été résolu pour les soins primaires et les services des généralistes. Mais l'accès à des services de spécialistes de qualité est assez inégal. Il y a d'énormes disparités d'un département à l'autre. Cela peut aller de 1 à 10, par exemple pour le taux d'angioplasties, de pontages coronariens ou de remplacements de la hanche. C'est le grand enjeu de l'avenir : rendre accessibles à tous les soins de grande qualité.
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Article tiré de LeMonde.fr