25 janvier 2005

L'angoisse de la page blanche


Poser ses doigts sur le clavier, fermer les yeux, expirer profondément et attendre… Sentir la déesse Inspiration s’éveiller, à peine jetée hors des bras chauds de Morphée. Tout juste levée. Et sentir, oui, sentir germer, quelque part, un semblant d’idée. Se laisser guider, écrire, écrire. Un instant, tout une nuit peut-être, pour retenir sur la page les bribes de ses idées.

La page blanche est comme un nouveau monde non encore conquis, une terre vierge, un bloc de marbre à sculpter et polir au gré de ses envies. La page blanche est l’inconnu. Celui qui s’y attaque, un aventurier. Nez à nez, à la première rencontre, nul ne sait encore exactement où l’autre va le mener.

Pour le lecteur, la simplicité, en quelques clics, de retrouver sa rubrique préférée. A peine arrivé au bureau, ce matin – quel froid dehors ! – l’écharpe est enlevée, et entre deux boutons de manteau, il extirpe un doigt semi gelé pour atteindre la touche d’alimentation de son ordinateur. Pendant que la bête ronronne en chauffant ses processeurs, il va se servir un généreux café dans la kitchenette. Il en profite pour saluer quelques collègues, il se brûle un peu les doigts, il revient à son bureau. Entre temps, l’écran s’est réveillé. Lui, le lecteur, s’assoit, et ouvre sa page Internet. Son site web. Et sa rubrique tant attendue. Enfin. Une petite gorgée de café, et il lit. Il se réchauffe doucement les mains sur le gobelet. Il aime ce petit instant hors du temps avant de plonger dans les soucis, lot quotidien de son emploi. Tiens, pour la peine, il peut même relire. Il aime tel paragraphe. L’autre un peu moins. La fin le fait sourire, bien tournée. Il soupire, doucement, et se remet à une occupation plus séculaire, se lançant dans son travail.

Pour l’auteur de la rubrique, ailleurs, c’est l’angoisse. Il doit remplir ces fichues colonnes et ce matin rien ne lui vient. Il a beau se mettre à son ordinateur et poser les doigts sur le clavier, fermer les yeux et expirer profondément, ce matin, les Muses se rient de lui et ses doigts sont collés. D’habitude, les chroniques sont évidentes. Une sortie entre amis, un fait divers. Là, reclus, l’Inspiration est réticente. Il sent, lui, les yeux de ses lecteurs rivés sur lui à travers l’écran. L’attente vaine de sa rubrique. L’arrivée du lecteur, jovial, son café. Mais sur le site, point de rubrique à lire. Une journée qui s’annonce mal. Tel fournisseur à rappeler, tel client à aller voir, un appel d’offre à rédiger et il n’a même pas eu son évasion hebdomadaire. Il sent que cette semaine va le faire grincer, le lecteur.

L’angoisse monte. L’auteur, fébrile, imagine mille détails à raconter. Les dernières grèves ? Pourquoi pas. La fonction publique de l’hexagone entame joyeusement cette nouvelle année avec une série de grèves. La Poste, aujourd’hui. La SNCF demain. Les enseignants jeudi. Revendications diverses et variées – salaires, notamment – qui seraient sujettes à de houleux débats. Mais, de l’autre côté de l’Océan, on attend autre chose. On attend peut-être quelque chose de plus piquant, de plus mordant, de plus observé, une remarque acerbe sur quelque chose que l’on fait tous les jours.

Il pourrait bien leur parler de ce nouvel Airbus A380, inauguré ce matin. Le fait est d’importance. CNN, oui, CNN retransmet en direct l’évènement. Agonie de Boeing, en passe de perdre son leadership avec le 747 sur le marché des très gros porteurs. Certains, ici, tremblent déjà. Que seront prêts à faire les Américains pour retrouver la première place ? On échafaude de grandes théories sur le dernier krach du Concorde à Roissy. La pièce restée sur la piste n’était-elle pas celle d’un Boeing ? Hypothèses hystériques, irréalistes, mais… « et si ? ».

Le voilà qui secoue la tête, agacé. Non. On ne l’attend pas pour cela. Il imagine le lecteur, surpris et un peu déçu de se retrouver nez à écran avec le récit de l’inauguration du coucou. Maintenant il grimace. Non, décidément, ce ne sera pas cela.

Alors il se lève. Tourne en rond tel un lion en cage. Il rumine. Il abandonne. Il laisse là son ouvrage, son territoire, page vierge et ordinateur rageur. Il s’en va. Il prend un livre, sa veste, sa voiture, ailleurs. Peur que l’ordinateur ne le nargue. « Toujours pas d’idée ? » semble lui demander la machine.
C’en est désespérant. Il finit, à chaque instant, par se demander si le fait de faire tomber une fourchette peut devenir une entrée en matière intéressante, pour refuser l’idée saugrenue une minute plus tard.

Puis, tout à coup, une idée fait son chemin. Il va leur écrire cela, oui, sa lente agonie, puis sa remontée depuis les limbes du sommeil de la création. Son chemin de croix. Il va leur raconter son angoisse. Son angoisse de la page blanche…

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