31 janvier 2005

Rue des Malgré Nous

Elle leva les yeux de son dossier, pensive. Il était là. Il venait d’arriver. Il lui fit un petit geste amical et lui sourit. Elle sourit aussi, contente, malgré tout, de la pause qu’il lui offrait. L’affaire M… qu’elle devait défendre était un cas particulièrement ardu, mais elle n’avait nullement envie de l’évoquer avec lui. Elle repoussa le dossier et s’assit plus confortablement. Tous les jours, c’était pareil. Il venait en fin d’après-midi, lui faisait un signe pour qu’elle le remarque enfin, souriait, et attendait qu’elle lui consacre ne serait ce que quelques minutes de son précieux temps. Elle avait fini par lui dire qu’elle était avocate. Il avait souri. Apparemment, c’était ce qu’il faisait de mieux. Sourire, et attendre. Attendre qu’elle se dévoile. Lui, paisible, ne disait rien de précis sur sa vie. Où vivait-il ? Que faisait-il ? Il s’asseyait en face d’elle, la regardait, se taisait pour mieux l’écouter. Au début, cela l’agaçait. Elle aimait à connaître son interlocuteur – déformation professionnelle, certainement. Elle ne parvenait pas à le cerner véritablement. Et puis, elle s’était doucement habituée à sa présence quotidienne. Qu’elle avait prise pour un jeu. Et qui lui était devenue, au fil des jours, presque indispensable. Elle appréciait, finalement, de se confier à cet inconnu, sans rien attendre en retour. Elle lui parlait parfois de ses affaires, souvent de ses collègues, de sa famille, beaucoup d’elle même. De sa vie, en somme. Lui, en face, guettait un signe d’intérêt sans rien lui dire, jamais. Il s’appuyait sur la table, jouait distraitement avec un sucre, aux aguets.

Tout avait commencé une après-midi de juillet, aux heures chaudes de la journée, quand elle s’était évadée de son bureau confiné et sans climatisation pour trouver refuge dans le café de ce parc ombragé, elle avait emporté un dossier avec elle, pour faire bonne contenance, tout en sachant qu’elle ne réussirait pas à y jeter un œil. Avec la touffeur de la journée, elle parvenait tout juste à envisager de se jeter dans un lac, un cours d’eau, une piscine, une fontaine, une flaque, presque. Cet endroit était comme un havre de paix, calme et frais. On entendait seulement le ronflement d’un grand ventilateur au dessus du comptoir, comme les baies vitrées étaient ouvertes. Elle venait de se poser, et l’avait vu arriver, un peu haletant, et il s’était appuyé à sa table. Curieuse, elle l’avait laissé faire. Déstabilisée par son regard sur elle, le silence autour d’eux, elle avait souri, maladroitement, puis piqué du nez dans ses documents. Lui, impassible, restait là à la regarder sans moufeter. Depuis ce jour, elle venait, dès qu’elle pouvait se ménager ne serait ce qu’un petit quart d’heure dans l’après-midi. Pour le plaisir de le voir venir, un peu gauche, mais de plus en plus sûr de lui, s’asseoir à ses côtés.

Un jour, il ne vint pas. Elle l’avait attendu, plus que de coutume, bravant la bruine de la journée, déstabilisée par son absence soudaine. En ces quelques mois, il ne lui avait pourtant jamais fait faux bond. Elle avait fini par se résoudre et retourner à son labeur.

Le lendemain, pourtant, et les 3 jours suivants, il ne vint pas. Elle s’inquiéta mais ne pu mener aucune enquête – comment prévenir de la disparition de quelqu’un que, somme toute, on ne connaît pas, et sous prétexte qu’il s’est absenté quelques jours ? Absurde.

La semaine suivante elle ne le vit pas non plus. Elle tenta de demander aux habitués du lieu, aux piliers de bar qui, sous leurs dehors bourru, austère et fermé, auraient pu la renseigner. De ce côté là, rien. Les passants ne l’avaient pas vu non plus dans les parages.

Un vieux Monsieur, à la sortie du parc, qui, l’ayant vue écumer les lieux et demander à qui voulait bien l’entendre qu’elle cherchait son bel inconnu, la retint par la manche. Avant qu’elle ait pu à nouveau ouvrir la bouche, il secoua la tête tristement. «  Y’rviendra pas, ma p’tite dame, vous savez… On sait pas d’où ça vient ni où ça va, ces espèces là… » Le vieux Monsieur, la voyant bouleversée, plissa le front, soucieux, et il ajouta « Mais si vous les aimez, ceux là, allez donc Rue des Malgré-Nous, je crois qu’il y a un refuge. » Elle releva la tête, les yeux plein de larmes, dans l’expectative. Il lui dit finalement « C’est bien un malheur si la SPA ne vous en trouve pas un tout pareil qui sera rien qu’à vous ».


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